Il regardait aveuglément sa main qui avait agi toute seule. C’était l’instinct naturel qui venait de prendre le dessus de la coquille vide qu’était Dewei la plupart du temps – il venait d’attraper le col d’une chemise inconnue pour forcer un être humain inconnu à revenir sur le trottoir connu parmi les vivants inconnus. Parce que s’il ne l’aurait pas fait peut-être l’autre serait sous les roues de la voiture qui venait de les dépasser plus rapidement qu’un papillon de nuit s’écrasant sur une lampe, ou projeté contre le lampadaire pas si loin, rejoignant le feu rouge et vert et jaune, pour le rendre uniquement rouge et rouge et rouge.

Mais c’était bizarre parce que c’était pas son genre et parce que parfois il préférerait être celui se prenant une voiture. Et puis il savait qu’il allait devoir désormais faire un brin de conversation. Etait-ce vraiment obligatoire ? Ne pourrait-il pas s’enfuir en courant pour éviter ça ? L’enfer des petites discussions.

Dewei n’avait rien demandé à personne pour mériter ça. La vie devait-elle s’acharner en permanence, il regrettait déjà son geste. Ça aurait pu être drôle de voir quelqu’un voler et les passants effarés. Personne n’avait rien remarqué autour d’eux, le train-train du quotidien, le long fleuve tranquille de la vie, le métro-boulot-dodo. Un soupir s’échappa d’entre ses lippes, il voulait juste aller au supermarché prendre des pêches à la base. Du café aussi, il n’aime pas être obligé de finir au Starbucks situé sous son appart parce que c’est pas vraiment du café c’est juste de la marque, puis Dunkin Donuts est trop loin, et la supérette profite et augmente toujours les prix au max alors que le supermarché non. Question de principe plus que de microéconomie.

Le soupir fut considérablement plus long lorsqu’il comprit qui il venait de sauver, lorsque le presqu’enfant se retourna vers lui. L’envie de se frotter les yeux pour voir si c’était vraiment vraiment vrai, mais ça servait à rien, il sait que c’est vraiment Myung Pan qui est en face de lui et qui va le faire chier à mourir.
   

Merde. Dewei pouvait le voir maintenant qu’il avait merdé comme une grosse merde de merde qui merde. Il ne sait pas trop comment ou pourquoi le kiddo a une obsession pour lui. Enfin il ne sait pas trop, il présume vite fait, entre deux pensées, que si l’autre le suit partout c’est pour une raison, et que cette raison doit être forcément bizarre et tordue.
Oui il a vu, oui il l’a sauvé mais pas vraiment parce que Dewei se dit que le petit aurait bien vu la voiture à un moment donné il peut pas être aussi tête en l’air, tête dans les nuages, tête dans l’espace, non c’était pas trop bien ou trop beau. Non. Non pas merci. Tout sauf merci. Si Dewei aurait été sauvé, il aurait probablement gueulé qu’il se débrouille très bien tout seul ou une connerie dans le genre. Pourquoi ne pouvait-il pas être comme lui. Est-ce réellement une question.

Et il allait dire non, il allait le faire et lui dire que c’était rien et n’importe qui aurait fait pareil et partir. Partir parce que rester trop longtemps avec quelqu’un d’aussi heureux en permanence pourrait être contagieux et finir heureux semble être une mauvaise idée de toute façon.

Mais il se voit tirer de nulle part comme lui l’a tiré, il est pris de court et d’incompréhension. Avant de comprendre et de franchement hésiter alors une réponse banale parce que c’est pas un mec qui va se jouer les héros, sortir des grandes répliques qui pourraient être tatouées sur des bras anonymes et repris et déformés, « Euh je sais pas »

Ça manque quand même cruellement de classe. Peut-être cela va-t-il participer au cassage du mythe, mais il en doute en voyant les étoiles dans les yeux du garçon-loup. Ce serait comme essayer de faire casser le mythe du bad boy au blouson en cuir à toute fille ayant des yeux, James Dean, même dans deux cent ans sera vénéré. Il y aura une secte à son nom aussi. Un état, un gouvernement. Un drapeau avec sa tête.

Dewei ne veut pas de tout ça, non, pas de statue à son effigie, pas d’hymne à sa gloire, rien. Dewei accepterait à la limite de boire un verre, et puis, s’il lui propose de manger ensemble ça durera plus longtemps. Il se dit qu’il peut le supporter le temps d’un verre, un petit, il lui doit bien ça, tout le monde sera heureux.

Alors il le force un peu à ralentir en tirant et dégageant sa main, trop de contact, et il se force à ne pas rouler les yeux au ciel vers le Père et le Saint-Esprit qui ne semble pas vouloir l’aider beaucoup, « Paye moi à boire » dit-il directement et droit au but (pas comme Gignac à la finale de l’Euro), « et évite de me reprendre la main » On pourrait croire qu’il est gay, oh, il s’en fout. « et ne me remercie pas. » Il réfléchit encore un peu, tant qu’on est dans la mise en place d’un règlement avec articles et titres numérotés, « et arrête de jurer », En fait, il essaye de limiter les possibles prochaines phrases qui pourraient sortir de sa bouche, mais tant qu’à faire, il devrait lui interdire un dictionnaire, ce serait plus rapide. Il pourrait le faire, il est sûr que Myung Pan trouvera quelque chose, genre mime, genre langage des signes, ou une autre langue, ou se balader avec un panneau et dessiner dessus pour essayer de communiquer.

   

Dewei, Dewei n’a jamais été doué avec les enfants. Ou peut-être il l’a été et ne l’est plus, mais dans son esprit, c’est clair, quand ça chiale, ça hurle, ça fait caca et ça a besoin d’être changé, d’être nourri, c’est pas fait pour rester à deux pas de lui. Il est doué lui, pas avec les mots, ça c’est sûr. Il est doué quand il ne faut plus rien ressentir, quand il faut oublier et s’oublier. Il est doué pour faire mal et se faire mal.

Il a l’impression de respirer de la fumée de cigarette, mais personne ne fume autour de lui. Il soupire.

Juste un verre et ça ira mieux. Il aimerait avoir un verre pour le lui balancer à la figure en fait. Et pourquoi il veut savoir où il allait, pourquoi il parle ? « T’es de la police maintenant ? » Sans vraiment avoir de ton interrogateur, il s’interroge, les mains dans ses poches, le regard perdu parce qu’il n’a jamais été trouvé, il fait l’éloge silencieuse des journées plus calmes. Mais c’est sa faute, il le sait bien.

Il n’empêche pas un rire léger de franchir ses lèvres. Non, il ne croit pas au destin. Non, absolument pas, ni au père noël, ni au lapin de paques, ni à la fée des dents, ni au verre à moitié plein. Le destin, s’il existe, c’est un sacré connard qui fait les choses à l’envers et qui aime regarder les gens souffrir. Bref, le destin, c’est de la merde en boîte à bas prix. Dewei s’arrête de marcher, un peu choqué, étonné, perplexe, surpris, incompris.

Il aurait préféré que le destin ne l’emmène pas jusqu’à lui alors, et qu’il ne se passe rien de ce qui s’est passé ces trois dernières années. Autant Dewei est plutôt franc, autant il ne déballe pas chacun de ses problèmes comme ça. Après, d’après lui, il n’y a pas de problème, il n’y a pas de déni non plus. Du coup il ne sait pas, il rigole encore un peu. D’un rire amer et salé, aux relents d’algues mortes du passé. « Pour quoi ? Pour te sauver ? » Le roux, ou le mec à la chevelure rouge sang plus rouge qu’un roux normal, n’est pas l’âme sœur de Myung Pan. Il capte qu’il faut lui dire. Alors il lui dit. C’est incroyable, il lui dit, qui l’aurait cru, personne. (C’est sarcastique). « T’es tellement le genre à croire au destin, » il s’était remis à marcher parce qu’on n’arrête pas le progrès, « mais il ne m’a pas amené à toi et on sera jamais ensemble. »

Quelqu’un de normal aurait ajouté qu’il était désolé de briser ses rêves ou une connerie du genre.

« Regarde le SDF là-bas, tu penses que c’est son destin de finir là ? Tu penses pas qu’il aurait dû avoir mieux ? Ce mec, il rêve d’un toit, de la nourriture, d’un putain de job, et non, le destin en a décidé autrement, désolé, une prochaine fois peut-être. »

Bon, ils vont pas marcher jusqu’à Séoul pour trouver un bar, il en voit un en face qui semble sympa dans la mesure où Dewei ne trouve pas beaucoup de choses sympas, un bar irlandais qui n’a rien à faire en Corée mais personne ne s’en plaint.

« Viens »

Il montre de la tête le bar, regarde des deux côtés avant de traverser comme on lui a appris même si ça n’a plus de sens aujourd’hui, rejoint l’autre rive, pousse la porte en espérant que l’autre suit et ne se la prenne pas en pleine face mais il ne vérifie pas et de toute façon se serait mieux qu’il se la prenne, puis il a choisi le bar il peut laisser à l’autre choisir l’emplacement. La musique, du rock, des effluves de bières et d’anglais. Quelque part, il espère que la joie de Myung Pan soit contagieuse ou une connerie du genre, parce qu’il comprend aussi qu’il soit surexcité, il vient de le sauver. Il est un peu jaloux. Pourquoi Dewei n’est pas doué pour se sauver lui-même ?