strangers in the night. #bora

Ça fait plus de vint-quatre heures que je n'ai pas dormi. L'odeur du détergent me monte peu à peu à la tête, c'est qu'à force le lilas j'le supporte plus. C'en est arrivé à un point où ça me piquerait presque les yeux mais de toute façon, j'ai plus trop le choix. Les combats de MMA légaux se font rares en ce moment et —comme par hasard— à chaque fois que je participe à un combat illégal, je me retrouve toujours à l'hosto', chose je ne peux plus me permettre depuis que j'ai rejoint les Day Trotters, on n'est jamais à l'abris d'une attaque des Creepers.
Le boss est en train de faire sa ronde, il me regarde toujours comme si j'étais sur le point de voler quelque chose alors qu'il sait pertinemment que je suis probablement son employé le plus impliqué, chaque soir je reste avec lui jusqu'à ce qu'il ferme et chaque soir il me regarde du coin, comme si je faisais l'aumône mais je peux comprendre, après tout sa vie n'a pas été facile. Je lui souris et je me remets à travailler, il a raison je rêvassais, pas besoin de me le dire à haute voix. C'est bon de savoir que le restaurant marche bien, ça veut dire qu'on est pas prêt de me virer et que je pourrais éviter de vivre de ramen et d'oeufs ad vitam aeternam, sauf si Ah In se met à me piquer de l'argent quoique j'en doute. Je me demande combien j'ai lavé d'assiettes ce soir, au moins une cinquantaine et mes mains, fripées par l'eau et par le produit chimique, en témoignent. C'est à ce moment-là que je me rends compte qu'il faut que je sorte avant que je ne devienne fou ou que je ne m'effondre. Je me retourne un instant et fais signe au patron que j'ai besoin d'air, il ne rétorque pas et acquiesce de la tête, il sait pertinemment que c'est ma première pause de la journée et probablement ma dernière sachant que le restaurant ne va pas tarder à fermer. Je soupire de soulagement, ôte mes gants supposés protecteurs et laisse mon tablier, de toute façon j'ai tendance à garder mon paquet de cigarettes dans la poche avant, je préfère ne pas avoir à refaire le chemin deux fois. En passant, je chipe un paquet de chips chinoises à Dae Sung en lui faisant signe de ne rien dire. Il me fait un clin d'oeil, je l'aime bien ce type, il ne parle pas trop mais fait son boulot avec attention et sans jamais rien demander à personne—c'est le genre de mecs avec lequel je m'entends plutôt bien, tant mieux vu que les alliés se font rares de nos jours.
Ça fait trois semaines que la porte qui mène de la cuisine à l'extérieur est bloquée, on a tenté de cambrioler le Lotus y'a pas si longtemps et depuis, on a décidé de ne plus permettre ce passage là au moins pour le mois à venir. Du coup, je suis forcé de passer par l'entrée principale, chose que je ne préconise pas d'habitude mais soit si c'est pour la bonne cause. Je me faufile alors calmement et habilement parmi les clients, en espérant ne pas les faire fuir avec ma face mal rasée et mon allure de faux-délinquant. C'est à ce moment précis que je suis tombé sur elle. J'avais oublié à quel point elle pouvait vous glacer le sang d'un seul regard. D'ordinaire, on pourrait croire que c'est une femme douce —et c'est le cas en général— mais elle cache bien sa vraie nature, c'est une meneuse froide et sans scrupule alors quand elle veut vous faire savoir qu'elle veut votre peau, elle le fait bien. Ça fait trois ans que j'ai quitté les Creepers et Bora avec eux. Trois ans que je l'ai laissé sans rien dire alors la voir là comme ça, ça m'a fait un choc, un choc tel que je me suis arrêté net, mes baskets se frottant alors au carrelage fraichement lavé du restaurant, de quoi attirer tous les regards vers moi. Le patron me murmura —de manière violente— quelques mois en chinois, je me mis alors à bouger mécaniquement, indiquant du bout des doigts à Bora qu'il était préférable de me suivre dehors pour ne pas causer de soucis.
Je sors et je sens qu'elle s'est levée derrière moi. Je referme néanmoins la porte du restaurant sans l'attendre et me dirige vers une rue adjacente, prêt à me faire sérieusement sermonner. Ouais, j'ai tendance à préférer les euphémismes, parce que je la connais bien Bora, je l'ai déjà vu s'énerver, devenir violente et là ça va pas être bon du tout. J'me demande si elle est au courant pour les Trotters—je me demande si je dois m'excuser—putain, je sais plus. J'entends la porte se refermer et j'expire nerveusement avant de sortir une cigarette de mon paquet de l'allumer frénétiquement. Je la vois s'approcher de moi dans la pénombre, le lampadaire contre lequel je suis adossé n'est malheureusement pas assez fort pour me dévoiler l'expression du visage de la louve et ça ne fait que me rendre plus nerveux. Sa cadence est de plus plus prononcée et je finis par laisser tomber ma cigarette avant de me dire subitement:

— « Putain. »

Lorsque le soleil n'était plus là pour les protéger, le loup était en chasse, prêt à dévorer les brebis égarées. Lundi soir ordinaire, elle marchait lentement mais d'un pas affirmé à travers les rues de Busan. Les rumeurs étaient parvenues jusqu'aux oreilles de la prédatrice, et son sang commençait à bouillonner. Parce qu'elle avait peur de le revoir, de savoir qu'il était encore en vie. Peur de devoir par sa propre main lui arracher son dernier souffle. Pourtant, lorsqu'elle pénétra à l'intérieur de ce restaurant et qu'elle le revit, sa réaction fût tout autre. Même s'il avait un visage méconnaissable et si pitoyable, telle une mère pour ses enfants elle l'avait instinctivement reconnu. Parce qu'il était aussi sa progéniture la plus chère, l'un des seuls qu'elle considérait comme sa famille.
Ses pas se stoppèrent net, arrêtant le mouvement de sa crinière d'or avec le vent. Elle le regardait cet ami, mais sans aucune compassion dans les yeux. Plus rien ne brillait dans ses pupilles, plus aucune émotion ne transcendait ; c'était la rage qui bouillonnait dans ses entrailles. Le brasier se raviva et tempérance n'était plus, son cœur était perdu au milieu d'un incendie et plus rien ne pouvait stopper l'engrenage qui s'était déclenché. Elle voyait rouge et n'entendait plus rien, ni même le patron leur vociférer dessus. Elle ne voyait que Sang Min qu'elle imaginait déjà en dépouille. Un sourire malsain parvenait jusqu’à ses ses commissures, et semblable à un oiseau de proie, elle le dévisagea d'un regard létal prêt à lui bondir au cou pour l'achever – mais elle fût stoppée dans l'élan par la brebis qui tentait de lui indiquer le chemin de la sortie de son doigt. Les siens de resserrèrent en un poing, tandis que son sang bouillonnait jusqu’à ses tempes ; elle le voulait mort – mais pas tout de suite. Elle claque la porte, le suit docilement, imitant gazelle avant de devenir lion.
Il n'y avait plus de pitié, plus aucune amitié, mais uniquement de la haine pour lui, elle voulait le voir souffrir pour tout ce qu'il lui avait infligé, lui montrer à quel point il était douloureux de se faire abandonner. Suffisamment proche de lui pour l'entendre jurer à travers le silence de la nuit, elle se mit à rire jaune

— « C'est ça que tu dis à ton alpha lorsque tu la revoie ? »

Elle mima l'hilarité encore quelques instants, puis sa voix se stoppa net, et furtivement elle bondit avant l'attraper par son col et fit violemment rencontrer son genou avec son estomac. Elle rapprocha son visage de son oreille puis murmura malsainement :

— « Tu m'avais terriblement manqué. »

Et en l'espace d'une fraction de seconde elle mettait à jour ce qu'elle avait sur le cœur, la tristesse paraissant sur son visage –  avant que Némésis ne reprenne le dessus et qu'avec amertume elle le jette au sol avant d'expirer bruyamment. Comme si un lourd poids venait de quitter ses épaules, comme si c'était quelque choses qu'elle devait faire depuis tant de temps, elle se sentit soulagée. Mais ce n'était pas fini, elle voulait voir sa tête embrasser le sol, voir le sang recouvrir son visage et éteindre cette lueur d'espoir.

Je sais pas ce qui me fait le plus mal, sa jambe gentiment coincée contre mon estomac ou de l'entendre me dire ce genre de choses sur un ton que je ne lui connaissais pas. On m'a appris à prendre des coups—on m'a même appris à les éviter mais j'ai l'impression que là, j'les mérite, alors j'essaye même pas de contre-attaquer ou les éviter. Et puis de toute façon, même si j'avais voulu les éviter, elle aurait trouvé un moyen de me blesser, on dirait pas comme ça mais Bora est une guerrière. Une guerrière assoiffée de sang. J'oublie pendant un instant que je suis exténué, et ça c'est mauvais car lorsque j'essaye de mettre de la distance entre nous, je suis sur le point de m'effondrer et j'espère qu'elle n'a rien vu. Un genou à terre, je me relève petit à petit, appuyé sur le lampadaire de toute à l'heure et je relève mon regard vers elle. Cette fois, j'ose la regarder directement, en pleine face. J'avais rarement eu l'occasion de voir cette facette de Bora chez les Creepers, j'en avais entendu parler certes mais je préférais ne pas avoir à m'y confronter justement parce qu'elle devenait féroce—indomptable. On aurait dit qu'elle voulait m'annihiler tout entier—elle avait bien raison.

— « Tu m'avais manqué aussi, Bora. Mais j'aurais préféré un coup de fil— »

Je tousse légèrement, un sourire en coin s'affichant peu à peu sur mon visage. Je mettais de la distance entre nous. Ça n'est plus mon alpha, je n'ai plus à la nommer de la sorte et pourtant je la respecte toujours comme avant. C'est toujours la Bora que j'ai connu, il n'y a que moi qui ai changé. Elle croit sûrement que je suis devenu lâche—non, j'ai toujours été un peu lâche au vu de mon égoïsme sans pareil mais ça ne m'a jamais dérangé moi.
Je me masse légèrement les tempes. Cette soirée s'annonce mouvementée et j'avais prévu de retourner au restaurant le plus vite possible pour en finir avec cette journée de travail—visiblement ça n'est pas prêt d'arriver. Je ne sais même pas si je vais pouvoir rentrer chez moi sur mes deux jambes, si ça se trouve elle va me tuer ici—Non. Je sais qu'elle en est capable mais elle sait pertinemment que je ne vais pas la frapper de toute façon, je ne pourrais pas.

— « Tu comptes me péter la gueule en sachant que je ne vais jamais riposter, c'est ça? »

Risqué certes mais il fallait que je lui fasse entendre le fond de ma pensée après tout.

Son regard brûle, sa poigne est de feu, la rage tambourine ses entrailles. Elle pensait que le frapper allait suffire pour se soulager, que ce poids sur ses épaules allait s'alléger, que le brasier allait cesser. Mais c'était faux. Elle n'avait pas attisé le feu, au contraire ; elle l'avait ravivé. Elle ne voyait plus que haine, rancœur, mépris au travers de ses yeux parce qu'il était celui qui avait osé commettre l'irréparable, trahir l'inébranlable pacte qui les liait : les quitter ou plutôt la quitter.
Malgré ce qu'elle laissait croire, en dépit de son regard de givre et de son impartialité il fût l'étincelle qui avait fait fondre la glace. Ils avaient passé tant de temps ensemble, tant de souvenirs qu'à un moment elle avait cru avoir enfin quelqu'un qui pourrait la comprendre, voir le monde de la même manière qu'elle. Elle pensait qu'il ne craignait plus le noir ou la quiétude de la nuit ; tout comme elle. Mais elle s'était trompé. Du jour au lendemain il avait disparu, après trois ans à ses cotés, il avait disparu. Elle n'avait pas compris son départ, elle le pensait mort peut-être ou même kidnappé ; elle pensait au pire. Elle était fragile, brisé et si innocente à cette époque ; mais aujourd'hui, devenue la terrible louve de la meute elle était enfin prête à lui faire payer son affront; celui d'être en vie et de l'avoir trompé.
Cependant, un instant de faiblesse l'interrompit, devenant statique en le regardant souffrir et se relever douloureusement, mais devint amère dès lors qu'il se mit à sourire. Il ne devait pas être heureux ; il n'en avait pas le droit. Elle avait souffert de la solitude, et pourtant, lui semblait depuis lors délivré. La haine revient à la charge, la colère s'accumula.
Entendant le fond de sa pensée, ne se laissant pas déstabiliser par son changement d'attitude, elle lui répondit sèchement.

— « Ouais. »

Alors à peine s'était-il relevé que les poings de la louve, aussi frêles pouvaient-ils être, continuèrent à s’affaler. Tout d'abord la mâchoire, d'un coup sec et résolu afin d'imprimer la marque de son passage sur son visage, puis ensuite pour achever la douce torture, dans le ventre afin de lui faire ressentir de l'extérieur tout ce qu'elle, elle à vécu à l'intérieur. La douleur ; la véritable, celle qui était pernicieuse et lancinante.
Colère continuait de se déchaîner et ne cherchait même plus à se mettre en position de défense ; si bien que ses coups ne cessèrent que lorsque ses bras et ses jambes devinrent tremblantes. Manquant de souffle, elle recula lentement, admirant son œuvre machiavélique avant de soupirer de délivrance lorsqu'elle vit des traces bleues teinter la peau du traitre.

— « T'es heureux désormais ? Ça en valait le coup d'me trahir pour finir dans une situation aussi pathétique ?! »

Elle criait presque, elle en oubliait presque son image. Elle qui était toujours si calme, cette nuit trop de plaies furent rouvertes pour qu'elle puisse rester sereine. Mais elle se mit à sourire, à moitié forcé, mais bien camouflé par son jeu d'actrice, parce qu'elle cachait la marée haute qui se préparait ; celle de ses yeux qui débordaient.